Février 2015 | Vol. 5 | N°4

Rencontre avec Alan Tuckett : les enjeux de la formation tout au long de la vie

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Alan Tuckett, président du Conseil international de l’éducation des adultes, était de passage au Québec récemment. Lors d’une conférence tenue à l’OCE, Tuckett a rappelé l’importance de la formation tout au long de la vie, alors que son financement demeure trop marginal. Pourtant, l’apprentissage des adultes contribue à la vie démocratique et à l’activité économique d’un pays. Ce thème est d’autant plus important dans une société vieillissante où les adultes de tout âge seront appelés à se qualifier et se requalifier tout au long de leur vie. Selon Tuckett, cette responsabilité doit être partagée entre l’État, les employeurs et les individus, avec l’adulte qui doit être lui-même actif dans ses propres apprentissages.

Défi de l’invisibilité : de bonnes données pour de meilleures politiques

Tuckett déplore que l’éducation des adultes reste le parent pauvre de l’éducation. Les coupures sont fréquentes en Grande-Bretagne et ailleurs dans le monde. Pour lui, il est dommage qu’il soit encore « extrêmement difficile de convaincre les décideurs qu’il y a une relation intime entre l’apprentissage des adultes et l’activité industrielle. » Ici, Tuckett parle autant des apprentissages liés au marché du travail que des autres, par exemple les arts ou l’horticulture. Pourquoi? Parce que l’adulte qui apprend développe sa créativité, sa capacité à travailler en équipe et son esprit critique, autant de compétences recherchées par les employeurs.

D’après Tuckett, une raison principale du faible investissement est le manque de données sur la participation et les impacts de l’éducation des adultes. Il est difficile d’établir un portrait des populations exclues, parce qu’il n’existe pas d’outil dédié à cet effet. Or, l’établissement de bonnes politiques passe obligatoirement par l’identification des besoins et des caractéristiques des publics adultes.

« Une de nos demandes est d’avoir accès, au niveau global, national et local, à de bonnes données. De la sorte, on peut savoir qui est formé, à qui est nié l’accès et ce qu’on peut faire pour améliorer les politiques et les pratiques. Si on ne voit pas qui est là ou non, on est dans le noir et les individus sont invisibles. » Autrement dit, il faut bien connaître pour mieux agir.

L’enjeu des données manquantes est particulièrement critique au Canada. Au début des années 2000, Statistique Canada a mis fin à l’Enquête sur l’éducation et sur la formation des adultes (EÉFA), ainsi qu’à l’Enquête sur le milieu du travail et des employés (EMTE). Depuis, il n’y a plus de mécanisme de collecte de données sur ce phénomène.

À ce sujet, le NIACE a développé une stratégie originale. Il intègre à des sondages sur la consommation domestique des questions sur la poursuite d’activités éducatives. En extrapolant les données obtenues, l’organisme est en mesure de faire un portrait des adultes en formation en Angleterre. Une telle stratégie pourrait être adoptée au Québec par l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes, équivalent canadien du NIACE.

Importance de la formation tout au long de la vie

Pourquoi Tuckett insiste-t-il autant sur la formation tout au long de la vie? Parce qu’elle fait une différence au niveau individuel et collectif. Parce qu’il y a de réels coûts à l’exclusion, qui ne sont pas calculés : il est difficile de mettre des chiffres sur les conséquences économiques et sociales de l’exclusion. Comme le souligne Tuckett, « l’apprentissage peut transformer votre vie, mais il peut vous exclure de la société s’il ne vous rejoint pas. »

Pour Tuckett, une meilleure éducation mène à une plus grande cohésion sociale, mais aussi au développement économique et démocratique. Il prend pour exemple le Kenya, où seulement 10% des jeunes entrent le marché du travail salarié. Or, 90% du budget post-primaire en éducation est dédié à ce 10%. Qu’en est-il de la forte majorité des Kenyans qui ne poursuivent pas leurs études? Ils sont non-salariés, mais ils travaillent : à l’agriculture, à la maison, dans leur petite boutique de rue. Leurs revenus sont minimes. Selon Tuckett, une modification dans la répartition des investissements en éducation offrirait la possibilité à ces Kenyans de se former et, par exemple, de comprendre l’intérêt d’avoir deux récoltes, de transformer leur boutique pour qu’elle soit plus rentable, bref, « aider les gens à développer les compétences qui leur permettront d’avoir plus de choix et de devenir contribuables et d’avoir les droits qui vont avec. »

Des exemples, il y en a également dans les pays développés. En Angleterre, dans une vieille ville minière, la population a pris l’initiative de transformer les vieux terrains en jardins et en parcs à la suite d’activités formatives. Le résultat est qu’actuellement, les adultes sont retournés en formation et l’économie locale est en croissance.

Pour Tuckett, ces exemples illustrent les impacts collatéraux positifs de la formation tout au long de la vie : l’éducation des adultes transforme la société dans son ensemble. « Dans un domaine tel l’éducation des adultes, il s’agit de dépenses marginales, avec des impacts qui, eux, ne sont pas marginaux. »

Vieillissement population : impératif de la formation tout au long de la vie

Tuckett indique que la formation des adultes joue un rôle particulièrement important dans le contexte de vieillissement de la population. En Grande-Bretagne, le Manifeste du NIACE met en évidence que 13,5 millions d’emplois seront à pourvoir dans la prochaine décennie. Or, seulement 7 millions de jeunes entreront le marché du travail. « Dans ce contexte, soit que vous optez pour l’immigration, ce qui n’est pas très populaire actuellement en Angleterre, sauf auprès des entreprises, ou que vous optez pour l’éducation des adultes. ». En somme, la balance ne pourra être comblée que par un public spécifique : les adultes.

Également, en Grande-Bretagne, mais aussi au Canada, les projections sur l’emploi prévoient un fort besoin de main-d’œuvre qualifiée à des niveaux dépassant le post-secondaire. Il s’agit d’un enjeu extrêmement important pour l’économie du pays, alors que de nombreuses industries font déjà face, ou sous peu, à des pénuries de main-d’œuvre et à une inadéquation compétences-emplois. De plus, les générations actuelles resteront 50 ans sur un marché du travail changeant qui exigeront des investissements en formation tout au long de la vie.

Pour ces différentes raisons, Tuckett invite à une revalorisation la formation formelle, informelle et non formelle des adultes. Cela passe par une révision de la répartition des investissements en éducation. Se basant sur une étude de Schuller et Watson, Tuckett divise les adultes en quatre groupes. Les 18-25 ans entrent sur le marché du travail et souhaitent parfaire leur employabilité. Les 25-55 ans s’établissent dans leur vie professionnelle et personnelle et ont peu de temps pour se former. Le groupe 55-75 ans cherche à se redéfinir et trouver de nouveaux rôles dans la société. Finalement, à 75 ans et plus, l’apprentissage vise à donner du sens au vécu. Ces groupes représentent respectivement 80%, 15%, 4% et 1% des apprenants adultes. Or, 86% de l’investissement en formation se fait sur le groupe de 18 à 25 ans. « Si nous pouvions juste rééquilibrer graduellement ce 6% auprès des trois autres groupes, sans faire de coupure, nous verrions une augmentation dramatique de l’offre éducative tout au long de la vie. »

Adultes au cœur de leurs apprentissages

À qui revient le devoir de soutenir et financer l’éducation des adultes? Tuckett y voit une responsabilité tripartite : l’État, les employeurs et les individus. S’appuyant sur le Manifeste du NIACE, il suggère de créer un Personnal Skills Account. Ce compte serait un dispositif permettant de réunir les investissements en formation et de faire des suivis pour faire des récapitulatifs de carrière. Chaque adulte aurait un compte individuel unique compilant son parcours de formation. Les subventions nationales et locales, fondées sur les priorités de développement de compétences, transiteraient par le compte. Les employeurs pourraient également y contribuer, pourvu que les adultes investissent aussi dans leur formation.

Bref, ce qui est suggéré ici est un parcours individualisé, où l’adulte reste au cœur de ses apprentissages. Tuckett rappelle que le projet Personnal Learning Accounts, lancé en 1990, responsabilisait les adultes en formation. Pour chaque 25£ individuellement investie, 150£ étaient fournies par l’État. Le programme a connu un grand succès. « Il y avait un plus haut pourcentage de participation de personnes marginalisée, peu scolarisée de la classe ouvrière, qui n’avait jamais participé à ce genre d’initiative. ». Malgré cette réussite, ce programme a été coupé, sauf en Écosse et dans le pays de Galles.

Alan Tuckett précise qu’il ne demande pas un rejet du discours dominant sur l’éducation et la formation, ni un arrêt des investissements dans les compétences requises à plus court terme. « Ce dont j’ai parlé jusqu’ici, vraiment, c’est comment amener un changement de culture. » Il invite à repenser les façons d’investir en éducation et à transformer l’approche de l’éducation des adultes, car elle affecte la société dans son ensemble.

Qui est Allan Tuckett ?

Allan Tuckett est une figure internationale de l’éducation des adultes. Actuel président du Conseil international de l’éducation des adultes (CIEA), il a été pendant 23 ans, directeur de l’association britannique de l’éducation des adultes (NIACE), un organisme de référence international. Pionnier dans le domaine, Tuckett a reçu de nombreuses reconnaissances pour son travail en apprentissage des adultes, dont huit doctorats honorifiques. Il a créé dans les années 90 la Semaine des adultes en éducation, qui se déroule dans différents pays, dont le Québec. Bref, comme le souligne le journal britannique The Gardian, Alan Tuckett a joué un rôle central pour l’avancement de l’éducation et de la formation des adultes dans le monde.

En savoir plus

NIACE. (2014). Manifesto – Skills for prosperity: building sustainable recovery for all. Leicester: NIACE.

Schuller, T., & Watson, D. (2009). Learning through life: inquiry into the future for lifelong learning. Leicester: NIACE.

Wilby, Peter (2014). «Alan Tuckett : the man who invented the adult learner» The Gardian, 21 octobre.

Extrait

Alan Tuckett, président du Conseil international de l’éducation des adultes, était de passage au Québec, l’automne dernier. Lors d’une conférence tenue à l’OCE, il a rappelé l’importance de la formation tout au long de la vie, alors que son financement demeure trop marginal. S’appuyant sur une étude de NIACE (équivalent britannique de l’ICEA), il dit ceci : 86% de l’investissement en formation se fait sur le groupe des 18 à 25 ans. Si nous pouvions juste rééquilibrer ce 6% auprès des autres groupes d’âge, sans faire de coupures, nous verrions une augmentation dramatique de l’offre éducative tout au long de la vie. Ces mots donnent une image forte de la problématique tout en résumant singulièrement le manque de vision et de courage social et politique qu’il y a derrière.

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